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  • Photo du rédacteurJulie Guinony

J'ai testé pour vous - #3


La réouverture du marché


Cela faisait plus de deux mois que le marché de Grenade, une grosse bourgade à proximité de notre village, était fermé. Grenade, c’est ‘notre’ marché. Jusqu’ici, on y allait chaque samedi, en suivant en toute légèreté un ensemble de rituels bien établis : aux environs de midi, on préparait les sacs de course devant la porte. Reconnaissant le signal de sa balade préférée, le chien dressait l’oreille, prêt à sauter dans le coffre de la voiture, et c’était parti pour les emplettes, à l’ombre des halles du XIIIe siècle, encore plus belles après leur rénovation l’an passé. On arrivait aux environs de 12h15, heure parfaite où le monde était parti mais les étals toujours pleins…


En temps normal, après un arrêt au stand de Patricia, notre copine productrice qui n’utilise pas de pesticides et désherbe à la main, on se désolidarise pour plus d’efficacité.

Pierre, mon mari, sacs dans la main droite, laisse du bouvier-bernois dans la main gauche, part pour l’achat des pâtes fraîches, de la saucisse de canard, des fruits ‘à la dame qui n’aime pas les fruits’ – un jour, on lui a demandé de décrire le goût d’une variété de pomme, elle n’a pas su dire.

Pour ma part, je suis le circuit primeur-fromager-boucher.

Le bouvier-bernois nous sert de trait d’union : si on se cale mal au démarrage, les commerçants jouent le rôle de gentils indicateurs : « C’est pas votre mari que j’ai vu tout à l’heure avec le chien ? – Ah si, peut-être. - Ben il a déjà pris des tomates, vous en voulez quand même ? » Tant qu’on ne me dit pas qu'on l'a vu avec une blonde, ça me va bien. Je remercie pour l’information et je poursuis mon chemin.


Une demi-heure plus tard, les courses terminées, on se retrouve pour un café au bar du coin, peuplé de rugbymen locaux et de mangeurs de canard. Passer sa commande au comptoir représente un challenge en soi : il faut jouer des coudes parmi des armoires à glace parlant fort avec l’accent du sud-ouest, sourdes à vos ‘pardons’ émis’ discrètement. Un peu de patience et on parvient toujours à obtenir sa consommation, qu’on apprécie dehors, sur la terrasse, avant de rentrer à la maison munis de l’immuable déjeuner du samedi poulet rôti-gnocchi.

Grenade, vous l’aurez compris, c’est à la fois la balade qui ouvre le week-end, le plein de courses pour la semaine, le plaisir de faire son marché dans un bel endroit, des discussions légères avec des gens sympas.


Puis il y a eu le confinement. Le marché a fermé, comme beaucoup d’autres ailleurs, sans que l’on comprenne : il nous semblait que le risque de contracter le virus était plus faible en plein air que dans un commerce clos. Les producteurs se sont organisés tant bien que mal pour vendre par d’autres réseaux ; quant à nous, à devoir assurer trois repas par jour pour trois personnes pendant deux mois, on s’est fourni chez le primeur du village et le magasin bio. Malgré tous nos efforts pour faire différemment, on n’a pas pu éviter le supermarché, où on allait en traînant des pieds et en pestant contre cette grande distribution qui allait sortir gagnante de la mise à l’arrêt économique. Rageant.


Le 16 mai, Grenade a rouvert. La bonne nouvelle nous a ravis : on y a filé.

Sur place, un sens de circulation est mis en place, le sol fléché, du gel hydroalcoolique distribué à l’entrée, le port du masque obligatoire. Les halles sont enrubannées de ruban de sécurité rouge et blanc, des barrières délimitent le passage, le paysage est modifié, mais qu’importe : on est si contents de revenir.


On met un peu de temps à retrouver Patricia, qui n’est plus au même endroit. Un confinement passe par là, et vos repères changent. On discute : à 10h30 ce matin, elle avait déjà tout vendu. Les gens se sont jetés sur les épinards et les artichauts, une vraie razzia. Pendant les deux mois où nous étions reclus chez nous, elle a assuré la livraison de paniers et n’a pas trop mal travaillé. On se réjouit pour elle.


On va voir ensuite la ‘dame des pâtes’. C’est le stand préféré du bouvier-bernois qui se fait un plaisir de nettoyer toutes les chutes tombées sous la machine. La dame des pâtes, elle, s’est rapprochée d’autres commerçants pour vendre chez un ami producteur. Cette habitante du Gers a aussi initié la préparation de plats préparés – lasagnes, pâtes au saumon… - pour les familles des infirmières de sa commune. Grâce à ses productions, pas mal de maris télétravaillant avec enfants n’ont pas eu à préparer de repas entre la visioconférence de 11h et la séance d’école à 14h. Depuis, elle poursuit : elle ne va plus au marché du lundi matin, où elle s’ennuyait, et continue la vente à emporter le vendredi soir, en compensation. Un mal pour un bien.




On finit les courses par le boucher. Le boucher, c’est souvent moi qui m’y colle. Et c’est une tannée. Super viande – la file de dix personnes devant le camion est un gage concret de qualité -, servie par Stéphane, un boucher haut-en-couleur.

Stéphane, il a une vraie allure de boucher mais en plus moderne : la cinquantaine, gaillard mais pas bedonnant, dégarni mais pas chauve, cheveux poivre et sel épais, barbe fournie. Incollable sur la manière de cuisiner des joues de porcs ou un rôti de dinde, c’est un artisan qui inspire la confiance : il aime ce qu’il fait, il sélectionne ses produits, il les valorise parfaitement.

Stéphane, il est sympa, et surtout, il s’applique à perpétrer la tradition familiale, mentionnée noir sur blanc sur le papier d’emballage : « Ici, on fait ‘l’andouille’ de père en fils. » Alors, de 8 h à 13h, six jours sur sept, Stéphane sert de la viande en blaguant. C’est ainsi que la saucisse au jus d’ail est devenue la saucisse ‘Star Wars’. Au ‘Jedi’, donc. Les moins de cinquante ans comprendront *.



Mais blaguer et découper demandent de la ressource. En fin de marché, le boucher est souvent dispersé : il ne sait plus ce que vous lui avez demandé, ce qu’il a compté, s’il vous a fait payer. Stéphane, c’est simple, on l’aime ou on le déteste. Pour ma part, comme je suis toujours pressée d’en finir pour aller boire un coup, c’est simple : je le déteste.

Sauf qu’un confinement et une overdose de supermarché sont passés par là.

Quand j’arrive pour ce jour de réouverture, je suis l’avant-dernière cliente. Devant moi, un couple qui adore Stéphane et ses blagues – le pire, pour moi, c’est quand le public rigole et renchérit : ça n’en finit pas. La femme lui dit : « Ah, tiens, on s’est rendus compte en discutant avec ma meilleure amie hier que vous étiez son voisin ! » Stéphane : « Sophie ? Ah oui, je vois bien. Quelle connasse ! »


Eclats de rire général. Moi aussi, je ris de bon cœur. Faut avouer : Stéphane peut être très drôle parfois.

Le couple part. On prend des nouvelles, on discute : mine de rien, je ne suis pas fâchée de le voir. Il raconte que pendant le confinement, deux marchés sont restés ouverts sur quatorze. Pour équilibrer, il préparait les commandes de ses clients dans son labo.

Il me tend un post-it jaune sur lequel est noté « Blancs de poulets – Rôti de bœuf ». « Tiens, tu vois, ça, c’est les mots d’amour que ma femme me laissait quand je me levais à quatre heures du matin pour bosser. Je te le lis : ‘Mon amour, je t’ai laissé des croissants et du café chaud dans la thermos pour ton petit déjeuner. S’il te plaît, peux-tu préparer des blancs de poulet et un rôti de bœuf pour des clients ? Merci beaucoup. Passe une bonne journée. Tu me manques, je t’aime’. C’est gentil, hein ? Faut juste savoir lire entre les lignes. »



Je ris à nouveau. Ma commande est finie. C’est le nouvel employé qui s’occupe de facturer. Stéphane en profite pour aller acheter à boire au café d’à côté qui vend à emporter – avant d’y aller, il me demande gentiment si je veux quelque chose.

Je discute avec le nouvel arrivé : « Vous ne devez pas vous ennuyer tous les jours avec Stéphane. » « Ah ça, non ! Le soir, quand je suis fatigué, je ne sais pas si c’est à cause de mon travail ou de mon patron ! » On rigole encore.


Stéphane revient, un énorme verre en plastique à la main, rempli à ras bord de ce qui semble être du café au lait. Je suis surprise : d’habitude, à cette heure-là, il boit plutôt un demi bien frais. Son collègue, trop novice pour connaître le rituel, lui demande : « C’est un chocolat chaud ? ». Stéphane : « Oui, c’est un chocolat chaud. » Il a la malice dans l’œil.

« Mais non, c’est du Baileys ! » Pour les profanes, le Baileys est une liqueur de café, que l’on sirote en petite quantité à la fin du dîner. Pour ma génération, cette boisson évoque aussi les premières cuites : le Baileys, c’est crémeux, c’est sucré, on en oublie que ça fait 17 degrés. Après un gros abus, on en est vacciné à vie. Stéphane, il n’a jamais du abuser : il s’en est fait servir un seau et il le boit avec plaisir. Je demande qui conduit pour rentrer : « Ben… Stéphane ». On rit encore.

C’est l’heure de ranger maintenant. Je m’éclipse, ravie par ce moment de franche rigolade.


Je retrouve mon mari et le bouvier-bernois pour le traditionnel petit noir de fin de marché. Mais une fois n’est pas coutume, pour fêter cette reprise, je prends un verre de blanc. En attendant que les terrasses rouvrent, on s’installe sur le muret d’une vitrine, on savoure, on regarde passer les gens… Même si le vin n’est pas frais et qu’il est servi dans un gobelet en plastique, ça fait du bien de revenir, de retrouver de la légèreté, de revoir les producteurs, les artisans. C’est presque comme avant. Stéphane, lui, en deux mois de confinement, il n’a pas changé. C’est lui, sans doute, le point d’ancrage du marché.




(c) Quovidis / JA



*Prononcer 'djédaï'. Le Jedi est un personnage de la Guerre des Etoiles, 'Star War' en anglais, film de Georges Lucas (NDLR).


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