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  • Photo du rédacteurJulie Guinony

J'ai testé pour vous - #4


Noël à la Toussaint


Jeudi 15 octobre. Suspendue aux paroles de notre chef d’état, j’attends de savoir si nous pouvons partir en vacances pour la Toussaint. Après les désormais traditionnels (par ordre d'arrivée) remerciements aux soignants, satisfecit gouvernemental, efforts encourageants mais insuffisants, l’annonce des nouvelles mesures a enfin lieu. J'obtiens la réponse que je voulais : oui, nous pouvons partir en vacances. L’initiative est même fortement recommandée.


Une décision surprenante si elle est mise en perspective avec celle du couvre-feu, à moins qu’on ne la considère par la lorgnette de l’économie. On a le droit de partir en vacances et surtout l’obligation de consommer : des séjours, des loisirs, des péages, de l’essence. Dans la gestion de cette crise, nous n’en sommes plus à une incohérence près. Pour ce qui me concerne, tout ce que je veux, c’est rejoindre ma famille.


Alors, sans attendre la fin de l’interview du chef de l’Etat, je liste ce que je dois mettre dans ma valise : des chaussures de randonnée, un bon k-way, une polaire. Non, nous ne nous réunissons pas au sommet du mont Canigou mais sur la côte atlantique. A l’entrée dans l’automne, on y a le cheveu qui frise à cause de l’humidité, et il y fait frisquet.



L'Ile de Ré, un lieu idéal pour réveillonner.

En avril dernier, mes parents avaient réservé trois locations à l’île de Ré pour toute la famille. Avec le confinement, ils avaient reporté le séjour à la Toussaint. Nous allions enfin pouvoir nous y retrouver. Nous, c’est-à-dire mes deux frères, mes deux sœurs, mes deux beaux-frères, ma belle-sœur, mes deux nièces et mon neveu, mes cousins et leurs quatre enfants, soit un petit total de seize personnes.

Chez nous, les grands rassemblements, ça ne fait pas peur. C’est habituel et c’est rôdé comme une machine bien huilée. En matière d’organisation, on est plutôt bons. Depuis l’enfance, on s’entasse dans des voitures de type break ou vannette, avec poulets rôtis, luges et combinaisons sous les pieds, lit parapluie, bouées et raquettes de tennis dans le coffre. Qu'on gère en binôme : l’un à l’extérieur pour ouvrir, l’autre à l’intérieur pour retenir. Le genre d'expérience forte qui forge la solidarité en famille.


Dans la voiture, il est impossible de voir à travers le pare-brise arrière, ce qui fait de nous des personnes à l’aise pour manœuvrer avec les seuls rétros latéraux. Ce qui a ses petits avantages : si la crise perdure et qu’on perd tous nos boulots, on pourra exercer le métier de chauffeur-livreur sans trop abîmer les camions et livrer tous ces colis commandés sur cette plateforme-internationale-dont-on-taira-le nom.

Heurk. Plutôt mourir du coronavirus.

Pourquoi voyager léger quand on peut voyager chargé ??

Cette fois-ci comme les autres, chacun compresse ses valises avant de filer vers la mer. Ceux qui n’ont pas d’enfant ou sont célibataires ne s’en tirent pas comme ça : leur voiture fait office de délestage. C’est ainsi que mon frère célibataire se retrouve avec un vélo d’enfant, des jouets de plage et un siège bébé dans son Austin Mini. Cherchez l'erreur.

Chez nous, voyager léger n’est pas voyager.


D’ailleurs, il semble que cette notion soit métabolisée (qui est intégré par le corps, en psychologie). Pour ma part, je pars seule, sans mari, sans enfants, sans bouvier-bernois.


Comme je fais le trajet avec ma sœur, son compagnon et leur petit de dix-huit mois, je pourrais me contenter de cinq culottes et de ma polaire, mais non : j’embarque mon ordinateur, mon sac de tricot et mon tapis de yoga que j’entasse sous mes pieds.

Chez nous, voyager déplié n’est pas voyager.





Sur l’île de Ré, c’est la joie des retrouvailles. On mesure notre chance, compte-tenu du contexte. Seize, ce n’est pas très Covid-compatible, mais comme nous avons tous été élevés avec le sens des responsabilités, nous appliquons les règles. Ne pas s’embrasser après cinq mois s’en s’être vus, c’est difficile : on opte pour de gros ‘hugs’, à l’américaine, en conservant nos masques, ce qui n’empêche pas le plaisir de se revoir de se diffuser.

Le gîte est fantastique. Joli, clair, fonctionnel. Dehors, il y a même quatre containers de tri : le verre, le recyclage, l’organique et les masques usagés. En un mot : tout est pensé. Ma famille directe se répartit dans deux maisons reliées par un préau où se trouve une grande table en bois ; mes cousins et leurs enfants ont leur propre logement, avec un jardin.

La première heure s’écoule à faire de la manutention et vider les coffres d’où l’on extrait – selon le profil et l’âge du propriétaire - tricot, guitare, sac de jouets de cinquante kilos, collection d’Astérix, papiers à classer (!).

Chacun a pensé à prendre un couteau à huîtres, qu’il garde dans sa poche arrière de pantalon. Pour deux raisons : la première, c’est que les locations, même sur l’île de Ré, n’en mettent pas toujours à disposition. La seconde, c’est que c'est la garantie de disposer de ta douzaine sans te la faire voler.

A l’ouest, c’est comme ça, amigo. Tu choisis de survivre. Ou pas.



L'huître ou la vie.

Pour dîner responsable, nous investissons le préau et dressons une table de seize couverts. La température est plutôt douce, et avec une doudoune plus une polaire plus un t-shirt en fibres techniques plus un Damart thermolactyl, on n’a pas si froid.


Pour le repas, le génie de l’organisation familiale a encore frappé : mes parents ont voyagé avec, coincés entre la guitare et le tricot, trois Tupperware de spaghetti déjà cuites, et un quatrième rempli de sauce bolognaise. Il n’y a plus qu’à les réchauffer.

Les pâtes bolo, chez nous, amigo, c’est plus que sacré : c’est l’identité culinaire familiale. Avec mes frères et sœurs, c’est même le premier plat que nous ayons réalisé, à peine entrés dans le grand monde. Nos conjoints respectifs en savent quelque chose. Et nous en sont gré.


Huîtres et marinière : pour des vacances réussies.

Le dimanche matin est essentiellement consacré à opérer une razzia d’huîtres au marché, vêtu d'une marinière, pour une expérience en immersion totale.


Pour le déjeuner, on dresse à nouveau la table sous le préau. Comme l’atmosphère est au partage, personne ne part se cacher avec son couteau et sa douzaine derrière l’horizon et l’on dispose les coquillages sur de grands plateaux.


« C’est Noël avant Noël », dit l’une de mes sœurs.

Oui, Noël avant Noël, qu’on est ainsi sûr de fêter, si ça n’était pas possible le 25 décembre. Pour chasser cette pensée, on s’emmitoufle un peu plus dans nos doudounes et on trinque.

Le temps est tempétueux. Il commence à pleuvoir sur ceux qui sont à l’extrémité de la table, à la limite du préau. Les quatre épaisseurs de vêtements cités plus hauts ne suffisent pas à isoler du froid, et nos cheveux, globalement bouclés, frisottent franchement.


Entre le service pour seize à assurer et la météo peu clémente, il n’est pas si facile de se détendre complètement. Peut-être même que l’inquiétude générée par la situation sanitaire et économique s'immisce dans les esprits.

En même temps, Noël, c’est un peu ça : chacun arrive avec sa fatigue de fin d’année causée par le travail, le manque de lumière, la course aux cadeaux. Alors, ce midi, si ce n’est pas la liesse générale, on ne va pas en faire tout un plat d’huîtres.

On se réchauffe à l’intérieur après déjeuner, en se répartissant dans les maisons pour garder les distances. Tacitement, on porte même nos masques en alternance. Avant de se retrouver, chacun a même fait son maximum pour limiter les contacts, en faisant du télétravail, par exemple, quand il était encore une option. On est vraiment une famille responsable. Le cluster de l’île de Ré ne partira pas de nous. Fierté sanitaire familiale.


L’après-midi s’écoule tranquillement, devant le match de rugby ou des mots croisés. Pour finir la grille où il manque quelques termes, mon beau-frère fait appel à la communauté. En quelques minutes, la grille est complétée. C’est beau la famille : on ne te laisse jamais seul avec ta galère. Sauf s’il est question d’huîtres, mais pour ça, amigo... on t’avait prévenu.

Même si l'heure du thé approche à peine, pour ceux qui n’ont pu venir que pour le week-end, il est déjà temps de repartir pour respecter le couvre-feu. Dans ma famille, on n’a pas que le talent de faire des coffres dignes d’un jeu de Tetrix, d’être bons en manœuvres, de détester Amazon, de cuisiner des pâtes bolo pour quinze et d’appliquer à la lettre des règles sanitaires. On a aussi un rituel. Celui des départs.

Lorsque l’un de nous s’en va, ceux qui restent se groupent devant la porte de la maison. Avant de passer le virage qui le mettra hors de vue, celui qui part klaxonne deux fois, et ceux qui restent agitent la main en rigolant. On dit souvent qu’on fait les lémuriens, allez savoir pourquoi. Peut-être à cause de nos racines malgaches, et parce qu’on est petits et chevelus. Et aujourd'hui, avec les rayures de nos marinières, la ressemblance s'accentue.


Nous voici tous massés à la sortie du gîte. Les voitures franchissent le portail et klaxonnent. Même si on sent qu’un confinement va bientôt nous tomber sur le masque, on agite tous la main avec courage et gaieté, parce qu’un lémurien, ça ne pleure pas. Le week-end est passé comme une fulgurance, avec son lot d’émotions. C’était vraiment comme à Noël.



(c) Quovidis / JA / MA


Spéciale dédicace à mes parents ;) (NDLR)

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