L'annonce du confinement en vacances
Cela faisait quatre jours que nous étions, mes parents, mes frères et mes cousins à l’île de Ré pour les vacances de la Toussaint (voir mon précédent article). Quatre jours que nous tentions de passer entre les gouttes d’une météo tempétueuse pour profiter malgré tout de la plage et du grand air, d’autant qu’on sentait bien qu’un second confinement pouvait être annoncé.
Au nombre de quinze, répartis dans trois gîtes, il est plutôt acquis que chacun mène sa vie dans le collectif. Les retrouvailles quotidiennes se font sur la plage et à l’heure des repas, qui se déroulent dans deux maisons, celle de mes parents d’un côté, celle de mes cousins de l’autre. L’achat d’huîtres et de pineau des Charentes pour l’apéro constituent les repères spatio-temporels des journées.
Pour ma part, si je ne déroge pas à m’amarrer à ce qui semble s’imposer comme le rituel des vacances, je marche le long de la plage où les vagues roulent à toute puissance, se mêlant et s’entrechoquant avec force, l’une faisant parfois dévier l’autre de sa trajectoire. Certains déferlantes optent même pour des virages à quatre-vingt-dix degrés.
Un peu accoutumée à l’île de Ré, j’avoue, de mémoire de vacancière, n’avoir jamais assisté à un tel spectacle. D’habitude, je trouve que la mer plutôt moche ici, plate et grise - allez dire cela dans un dîner et vous verrez tous les regards des convives se braquer sur vous scandalisés ; pour peu que vous ajoutiez que vous détestez les films de Tarantino et on ne vous rappelle plus jamais.
Mais cette fois-ci, je dois avouer que le spectacle me fascine et de toute façon, comme ce sont mes parents qui nous invitent et que ces vacances sont inespérées, même sans tempête, je ne fais pas la fine bouche. Au contraire, je mesure ma chance.
Casse-tête chinois
Si mon père a tendance à profiter du calme de la maison quand nous avons débarrassé le plancher, le reste de la famille tente chaque jour d’organiser la journée en fonction :
1. du rythme des petits, dont deux font encore la sieste,
2. de la météo, qui promet une éclaircie à 11h, un grain à 12h, une embellie à 16h, un crachin à 16h30,
3. des courses à faire pour le repas de midi car on ne peut pas nourrir ses enfants uniquement de coquilles d’huîtres arrosées de fonds de pineau détrempés par les glaçons,
4. de qui fait quoi, quand et avec qui : est-ce que mon frère part en éclaireur aux jeux du parc avec sa petite sur les coups de dix heures ? Dans ce cas, est-ce que ma belle-sœur le rejoint avec leur fille aînée plutôt au parc ou plutôt sur la plage aux environs de onze heures ? Et dans ce cas, est-ce que ma mère les retrouve avec un en-cas au parc ou plutôt sur la plage avec les seaux et les pelles ?
5. de qui prépare le repas de midi ? Et surtout, de ce qu’on mange pour accompagner les saucisses,
6. de comment on se rend à l’endroit défini après environ vingt minutes de cogitation : à pied ou en vélo ?
7. de la réussite à mettre tout le monde d’accord sur l’organisation générale dans ses grandes lignes par session de demi-journées, ce qui est sans doute le point le plus chronophage,
8. de rebondissements provoqués par des questions pourtant simples comme : « Et pourquoi on ne ferait pas des carottes plutôt que des pommes de terre ?», qui laissent en général l'auteur de l'interrogation seul avec lui-même et sans réponse.
Si elle n’existe pas déjà, la grande innovation de cette décennie pour notre société hédoniste serait la création d’une application où, après avoir rentré tous les paramètres énoncés plus haut, génèrerait le programme du jour, voire de la semaine, et surtout, mettrait-tout-le-monde-d’accord en un simple clic. Je vous laisse faire le calcul du temps gagné que l’on mettrait à profit sur la plage.
Mais une fois cet épineux problème organisationnel résolu, la journée se déroule harmonieusement. Visiblement, la coordination est efficace puisqu’aux environs de 13h, personne ne manque à l’appel du rituel de l’ouverture des huîtres, un verre de pineau à portée de couteau.
Confinement à tribord
Même si le dépaysement nous permet de faire abstraction, on sait pourtant bien, à la lecture discrète de la presse sur nos téléphones, que la situation sanitaire se tend et qu’un nouveau confinement est évoqué.
Pour nous, la grande question est de savoir s’il faudra écourter nos vacances ou si le gouvernement, déjà plutôt favorable à ce que l’on parte pour la Toussaint, nous laisserait en profiter jusqu’au bout.
Une allocution du premier ministre est prévue demain jeudi pour fixer le modus vivendi.
Mon frère benjamin repart aujourd'hui, après le déjeuner (de saucisses et de ? De ?) : demain, il assure la permanence de son agence de voyage et reste lucide quant au fait qu'il devra peut-être à nouveau fermer boutique pour quelques semaines, même quelques mois.
Pour ne pas laisser la peur et la mélancolie s’installer, on s’adonne à notre jeu familial préféré qui consiste à bourrer le coffre de voiture de celui qui part de tout ce dont ceux qui restent veulent se débarrasser. En un temps record, on empile une glacière, un siège auto, un vélo, des boîtes hermétiques vides, etc. jusqu'à ce que son pare-brise arrière soit obstrué. C'est le jeu et ça nous fait bien rigoler.
Mais lorsqu’il passe le virage du portail en klaxonnant, on a beau faire les lémuriens, on a le cœur serré.
Tempête à babord
Le début d’après-midi consiste à lancer un grand algorithme visant à aller à deux familles jusqu’au phare de la Baleine, alors que la tempête gronde. L'initiative soulève des questions telles des lames de fond : Prend-on les vélos des enfants ? Et la poussette pour mon neveu (et surtout, comment se plie-t-elle ?) ? A quelle heure part-on ? Prévoit-on un goûter ?
On ne s’en sort pas si mal puisque nos cousins arrivent sur le parking du phare un quart d’heure après nous – alors qu’ils étaient partis un quart d’heure avant nous, faute d’avoir pu nous joindre sur nos quatre téléphones -, écart qui se rattrape dans les escaliers du phare dont ils atteignent le sommet dix minutes après nous, et qui se réduit encore à la crêperie dont ils franchissent le seuil seulement cinq minutes après notre arrivée.
Belle perf’. Un autocariste conduisant cinquante seniors en voyage organisé n’aurait pas fait mieux.
Malgré notre quinzaine, nous réussissons aussi l’exploit de passer commande à peu près tous en même temps. Autre succès : les vélos n’ont pas été pris pour rien. Les enfants en ont fait dix minutes sous la pluie, à la nuit tombante. Fierté organisationnelle familiale : on a coché toutes les cases des options envisagées. Une appli n’aurait pas fait mieux.
Au restaurant, où nous nous répartissons parmi les tables de six et remettons nos masques entre chaque bouchée de crêpe au chocolat, on sent que le patron est tendu. Certains tableaux noirs affichent les nouvelles règles sanitaires, d’autres, le menu du jour, comme si de rien n’était. La garde meurt mais ne se rend pas.
Le serveur est adorable et son collègue, qui se tient derrière le bar, nous regarde comme il se repaissait de la vitalité dégagée par notre groupe, surtout des petits qui font le tour des tables pour se dégourdir les jambes. Un semblant de normalité, ça réchauffe le cœur. Du vivant dans un contexte désespérant.
Sursis pour les vacanciers
Le lendemain, la météo est un peu plus clémente, ce qui facilite l’organisation du jour. A 18h, nous sommes tous devant la télévision pour la prise de parole du premier ministre. Lorsque les caméras se tournent vers Olivier Véran pour un point sur les prises en charge, celui-ci attrape le flacon de gel hydro alcoolique sur son pupitre et s’en enduit les mains.
Bravo la com’ du ministre : le geste en accord avec le propos, heureusement que les spin doctors sont là pour y penser. Je me dis que s’il met du gel à chaque fois qu’il croise un média, cet homme doit avoir les mains trouées. Je soupçonne son flacon d’être vide. Hum. La propagande a ses limites.
C’est donc bel et bien un nouveau confinement que le gouvernement a choisi pour réguler la situation. La mesure s’appliquera le lendemain soir, mais les vacanciers bénéficient d’une tolérance jusqu’à la fin de la semaine.
Les commerces et les restaurants ne doivent plus accueillir de public ; mon frère va à nouveau fermer son agence de tourisme. Je n’ose même pas penser à ce que ressent le restaurateur chez qui nous avons mangé des crêpes hier.
Les écoles restent ouvertes, ce qui nous détend un peu, mais le masque devient obligatoire pour les enfants dès l’âge de six ans. A cette annonce, ma nièce a les larmes aux yeux mais comme ses parents la rassurent et sa mamie lui promet de lui en coudre de très jolis, l’émotion passe.
Comme nous, elle a suivi attentivement l'allocution : elle a dessiné avec application le ministre et le drapeau français, et recopié sur sa feuille toutes les mesures qui s'affichaient à droite de l'écran. Vu par une enfant de six ans, le confinement en deviendrait presque touchant.
Dans la vie désordinaire, on fête quand même toujours les anniversaires : ce soir-là, ma nièce souffle ses deux bougies avec émerveillement et fierté.
La liste des derniers
Pour profiter de notre dernier jour de liberté de mouvement, nous décidons le lendemain de louer des vélos et de nous rendre à La Flotte, un village très mignon situé à cinq kilomètres du nôtre. La météo est plutôt clémente et les enfants s’amusent au parc, près de la promenade le long de la mer.
Je me mets en quête d’un restaurant pour quinze personnes, soit trois tables de six sans avoir réservé. Pas sûre que l’algorithme trouve l’issue. J’abandonne d’emblée la moulerie devant laquelle patiente une file de vingt personnes. Les autres établissements proposent des menus à 30 €, et des tables de quatre. L’algorithme capitule : on est hors format et hors budget.
Sur le port, l’atmosphère est délétère : pas un parent qui ne s’énerve contre son enfant, pas un restaurateur qui accueille aimablement, pas un client qui ne contienne sa frustration.
La pluie s’en mêle mais quand elle comprend qu’elle pourrait générer des passages à l’acte et être à l’origine de titres du type ‘Un enfant jeté à la mer par son père excédé par le confinement’ dans le Sud-Ouest du lendemain, elle s’en retire assez vite sur la pointe des pieds.
Après avoir appelé sur tous les téléphones de ma famille en espérant avoir quelqu’un au bout du fil, nous convenons de déjeuner à la maison.
Avant de rentrer, je prends un dernier petit café en terrasse couverte, servi non-aimablement, à côté d’une table qui râle parce qu’il n’y a plus de steak haché pour le petit.
S’il aimait les huîtres, le problème n’existerait pas : les huîtres, confinement ou pas, il y en a toujours, ici.
L’ambiance est pourrie mais je n’en veux à personne. Je m’applique à savourer ce dernier petit café au goût pourtant incertain, en pensant que je serais bien, durant ces vacances, allée à Saint-Martin. Si l’île me semble un peu plate, je trouve en revanche ses villages plein de charme. Je repose ma tasse en me disant que Saint-Martin, ce n’est pas pour demain.
Ma belle-sœur entame elle aussi la liste des « derniers ». Dans l’après-midi, elle emmène sa fille manger une dernière glace sur le port. Le ciel s’est dégagé.
Avec nos blousons rouges, on est toutes les trois assorties au parfum qu'elle a choisi, cerise. Trois petites touches de gaieté devant la mer qui a repris des couleurs et font oublier le gris du début de journée.
Le soir, mes cousins vont au restaurant pour un dernier dîner en amoureux. Étonnamment l'ambiance est bonne, l'équipe ayant pris le parti de rire de la situation plutôt que de pleurer : la garde, coriace, ne se rend toujours pas.
Des vacances presque normales
La fin du séjour se déroule tranquillement. Le soleil est de retour et la restriction des sorties facilite nettement le travail de l’algorithme. On va :
1. tous
2. à la plage
3. de 16h à 17h
4. et avec les saucisses, on mange des carottes.
La privation de liberté simplifie grandement la vie des familles en vacances. De là à penser qu’une bonne vieille dictature….
En réalité, nous dépassons l’heure permise, abusant de l’impunité inhérente à notre régime spécial de vacanciers.
Le vendredi, le ciel est dégagé, le soleil d’automne encore un peu haut dans le ciel.
Les petits mettent les pieds dans l’eau avec allégresse, ma nièce et mon neveu jouent dans les vagues et mon frère part même nager au large, pendant que ma belle-sœur immortalise tous ces instants avec son appareil photo.
Une vraie atmosphère de vacances, saine, légère, bercée par le roulis des vagues et saupoudrée de sable entre les orteils. La mer fait tout oublier.
Le lendemain, la brume ne se lève pas. C’est une journée blanche, une journée qui n’existe pas, une journée de fin de vacances qui ne doivent pas s’éterniser.
Nous devons quitter les lieux à 14h. Chez nous, pour le rangement, pas besoin d’algorithme, pas de définition des rôles préalables : chacun y va l’intuition, et c’est diablement efficace.
Au fil de la matinée, les jouets sont avalés par les sacs, la vaisselle engloutie par les placards, les enfants vont jouer au parc avec au moins un parent, les literies sont défaites, le pique-nique de midi est préparé. A 13h45, on charge les coffres en mode Tetrix, toujours sans logiciel, en trouvant même une place pour les bourriches d’huîtres, et à 13h55, on est fin prêts. Parés à virer.
Les lémuriens, suite, et fin ?
C’est donc l’heure des adieux. Voilà une semaine que l’on vit ensemble, alors on se passe de nos masques, on s’embrasse, on se serre fort dans les bras. On ne sait pas quand on se reverra.
Les gorges se serrent et cette fois-ci, les larmes perlent au coin des yeux. Parfois, dans les cas extrêmes, même les lémuriens pleurent.
Quand les voitures des familles de mon frère et de mes cousins passent le virage en klaxonnant, selon le rituel établi, on agite une main pour dire au revoir, mes parents et moi, et on s’essuie les yeux de l’autre.
Les vacances sont finies. Pendant que mes parents font l’état des lieux, je file vers la plage pour voir la mer une dernière, dernière fois. A qui je fais une promesse : « Tu sais, ce n’est pas grave si je te trouve un peu grise. Ne t’inquiète pas : je reviendrai. Et cette fois, j’irai même à Saint-Martin. »
(c) Quovidis / JA / CB / LA
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