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Photo du rédacteurJulie Guinony

Les grandes questions - #5

La clé des champs, vraiment ?



Cela faisait deux mois qu’on était chez nous, à tourner en rond, à bosser comme des dingues ou en jonglant, à assurer l’école à la maison en travaillant, ou l’école pour ses élèves en s’occupant de des enfants, à trouver des solutions pour se dépenser dans 50 m2, à pratiquer des exercices de détente pour compenser un poste de travail aménagé sur un coin de table - écran trop petit, trop bas, pas de souris, un désastre pour le corps -, à applaudir les soignants tous les soirs à 20 h tout en se sentant un peu coupable, un peu impuissant, et pas dupe sur la manière dont évoluerait l’hôpital après la crise…


Cela faisait deux mois qu’on allait faire un plein de courses pour quatre, multiplié par trois repas par jour, multipliés par sept jours par semaine, masque sur le nez, solution hydroalcoolique dans la poche arrière – parfois cela prenait trois heures : la première à faire la queue devant le supermarché qui régulait entrées et sorties, la deuxième à faire les achats, la troisième à ranger, faire tremper légumes et fruits dans une bassine, jeter les emballages cartonnés, mettre le frais au réfrigérateur, le reste en stand by sur le balcon en attendant la disparition des traces potentielles de virus, de 4 h à 48 h selon les études, et toujours cette litanie en tête pendant qu’on déambulait dans les rayons, ‘pas toucher, pas toucher, pas toucher.’




Cela faisait deux mois qu’on passait notre temps trop en famille, ou trop en couple, ou trop seul.e, suspendu au téléphone pour prendre des nouvelles des proches, suspendu aux réseaux sociaux pour échanger des émoticônes ou regarder des vidéos débiles mais drôles, mais débiles, mais drôles, à essayer de télécharger Skype, ou Zoom ou les deux, puis tenter de régler sa web cam, puis tenter de régler son micro, pour un apéro numériquement correct entre amis.

Cela faisait deux mois qu’on profitait de l’heure de sortie autorisée sans y déroger un seul jour, en agrandissant le périmètre si c’était possible et raisonné, qu’on tentait de se mettre au footing en famille pour relâcher la pression, créer un nouveau rituel pour sécuriser et diminuer d’une heure le temps passé devant les écrans.


Cela faisait deux mois qu’à chaque fois qu’on pensait au travail, au chômage partiel, aux projets qu’on avait - partir en voyage, participer à une fête de famille ou un mariage - et qui étaient suspendus, on prenait l’ascenseur émotionnel, douzième étage, troisième sous-sol - le confinement, ça pète les tympans -, et qu’à la fin, sans réponse face à tant d’inconnu, on finissait par éluder en se disant qu’on verrait bien.

Cela faisait deux mois qu’on avait peur, pour ses proches, pour ses parents âgés, pour ses enfants, même si on savait qu’ils étaient moins à risque, car des complications avaient été diagnostiquées ; qu’on avait aussi peur pour soi parfois, surtout si l’on avait dans son entourage un ami, une connaissance, qui avait contracté le virus et qui avait mis du temps à récupérer – parce que là, ça devenait très concret : on se projetait, on sortait du déni, et ça faisait carrément flipper, ‘ça pourrait m’arriver, aussi’. Et on se disait, pourvu que mon père, ma mère, mon frère, ne le contracte pas, n’en meurt pas, on ne pourra pas l’enterrer tous ensemble, ça ne peut pas se produire. L’autre litanie : ‘pas penser, pas penser, pas penser.’


Cela faisait deux mois qu’on oscillait entre lire trop d’infos et pas en lire du tout, le nombre de morts du jour, de chômeurs partiels, de soignants tombés malades, de masques commandés, de places en réanimation ; le prix du baril de pétrole, le montant des déficits, les milliards d’euros débloqués ; BoJo en soins intensifs, les tweets affligeants de Trump, la violence de Bolsonaro, la gestion exemplaire de Merkel ; les violences domestiques, les élèves qui décrochent, les soignants qui tombent malades, les salariés d’Amazon qui triment comme avant, le respect des conditions sanitaires en moins. L’actu du confinement, finalement : pas de changement.


En deux mois, on a entendu tout et son contraire, les masques qui ne servaient à rien, puis qui devenaient obligatoires une fois les stocks constitués, puis imposés seulement dans les transports en commun. Les traitements possibles pour lutter contre la maladie, les tests en cours, les tests abandonnés, les études enterrées que l’on déterre à nouveau, les médecins-cavaliers-seuls qui font des essais, le comité scientifique qui débat, l’OMS qui dément, la seule vraie solution restant, dit le gouvernement, les gestes barrière – on n’en a pas d’autre pour le moment.

L’école a été au cœur des sujets, avec les établissements qu’on ouvre à nouveau, mais pas tous en même temps, où on peut envoyer ses enfants, mais pas tous en même temps, cela dépend de si l’on est prioritaire, volontaire, téméraire, le bac français annulé pour l’écrit, maintenu pour l’oral, information à confirmer cependant.

En deux mois, on a entendu tout et son contraire, ou tout avec un tas d’hypothèses corrélées, parce que nos dirigeants n’en savent pas plus que nous : ce virus, on ne le connaît pas, tout le monde se plante, on jette un pavé et on voit ce que ça fait. En gestion de projet, ça s’appelle la méthode agile : on teste, on corrige, on adapte, on teste, on corrige, on adapte…




Pendant ces deux mois, le temps s’est écoulé différemment : les télétravailleurs pensaient en avoir davantage, mais ça n’a pas été probant ; ceux qui étaient au chômage n’ont pas su quoi en faire ; pendant les vacances à la maison, on a imaginé mille occupations sans en engager la moitié, parfois, on s’est même contenté d’en commencer, sans finir, planté là, les bras ballants. Parce que ce temps n’est pas ordinaire : c’est un temps imposé, inquiet, et dans le fond, sidéré.


Alors, dans la confusion, ça nous a fait du bien de voir des orchestres jouer ensemble à distance, des programmes scolaires diffusés par les télés et les radio, des pages de journaux qui nous proposaient des solutions pour garder le moral, des artistes qui se produisaient dans leur chambre transformée en studio, des couturièr.e.s qui ont produit des masques en veux-tu en voilà, des sportifs de haut niveau qui partageaient leurs secrets de performance, des profs à la retraite qui reprenaient du service pour aider gratuitement les enfants en déroute, des gens se rendre disponibles pour faire les courses des plus vulnérables. Et ça nous a fait du bien, surtout, de voir que tous nos efforts – dont ceux de nos enfants privés de copains, de ceux qui sont sur le lieu de travail et qui doivent appliquer les précautions sanitaires à intervalles réguliers… - ont payé : au moins 60 000 morts évités grâce au confinement, tout de même, ça n’est pas rien.


Alors, maintenant qu’on déconfine, qu’est-ce qui change vraiment ? Pendant une semaine, on est restés les yeux rivés sur la carte des départements, rouge, vert, orange – sauf les Franciliens et les habitants du Grand Est qui savaient déjà quel sort leur serait réservé -, on a tracé au compas le cercle des 100 km autour de la maison pour voir où s’évader la semaine du 11 mai, on a choisi les proches qu’on inviterait à la maison samedi 16 pour un apéro n’excédant pas dix personnes, imaginé les flux entre cuisine et salon pour rester distancié socialement, on a respiré un peu mieux en se disant que c’était une première étape vers une grande traversée, celle qui nous conduirait à des parents, des enfants, des petits-enfants, des amis, qu’on a pas vus depuis deux mois et qui nous manquent tellement.




Aujourd'hui, c’est lundi 11. Certains télétravailleurs retournent dans l’entreprise et n’ont pas le choix que de reprendre les transports en commun. Le temps et les conditions de travail sont aménagés : on ira travailler sur place un ou deux jours par semaine, seul dans un bureau – on était trois avant, on rigolait bien d’ailleurs -, on mangera à tour de rôle à la cantine, on hésitera à appuyer sur les boutons de la machine à café et le gobelet aura une légère odeur de solution hydro alcoolique, on mettra son masque avant de parler à un collègue, on reculera d’un pas nerveusement s’il s’approche un peu trop.

Si les enfants retournent à l’école, on sera inquiets pour eux ; s’ils restent à la maison, on espère qu’ils seront disciplinés et auront fait le travail ; ce soir, il faudra peut-être aller faire des courses et slalomer dans les rayons pour éviter les autres.

Quant à ceux qui ne travaillent pas - chômage partiel rallongé, vacances imposées -, ils avaient imaginé de rouler loin, passer la journée en forêt ou dans un coin de nature, mais le temps est pourri, est-ce qu’on a vraiment envie de rouler 100 km juste pour le principe, sous la pluie ?

Déconfiné, ça ne veut pas dire libéré. La peur est toujours là, elle se cristallise juste différemment. La mission, aujourd’hui, si vous l’acceptez, consiste à reprendre une vie normale tout en redoublant de vigilance pour empêcher une nouvelle flambée – assurer une transmission raisonnable, régulée, pour que les services hospitaliers puissent soigner, le matériel ne pas manquer, les soignants ne pas s’épuiser. C’est ça, ce que ça veut dire, déconfiné.

Alors, comme pendant le confinement, on s’en remettra aux petits plaisirs : plus d’attestation à produire avant chaque sortie, désormais illimitée dans le temps, et avant de faire 100 km à pied ou en vélo, on a de la marge, on a de quoi se balader.

On va à nouveau interagir, avec d’autres personnes que sa boss au téléphone ou les membres de sa famille : ce soir, on proposera peut-être aux voisins de passer pour fêter ça, les enfants pourront revoir à nouveau les copains, de loin, et ça fera du bien d’entendre leurs rires s’envoler à nouveau.




On espère : certaines plages ont rouvert, on croise les doigts pour les parcs et les jardins, et qui sait, si on a fait du bon boulot, on aura le droit de partir plus loin cet été, pour des vacances super-méritées. On fera attention, toujours, pas trop près les uns des autres à l’heure de l’apéro, des retrouvailles dehors plutôt que dedans, pas d’embrassades même si on a tellement besoin de se prendre dans les bras des uns des autres, et pour se mouvoir, on optera pour le vélo et la marche, ce sera bon pour le tonus. Un nouveau concept va s’inventer : le tourisme de proximité socialement distancié. Le camping sauvage va devenir l’activité numéro un : les gendarmes, occupés jusqu’ici à contrôler les fuyards, le seront alors à faire replier les tentes illégalement montées en pleine nature.


Comme pendant le confinement, on va s’accrocher aux nouvelles échéances annoncées par le gouvernement. Et on se projettera sur l’après, le quand-tout-cela-sera-fini : un nouveau projet professionnel si l’on perd son job, une vie en province plutôt qu’à Paris, un voyage pas loin mais différent, des choses simples et authentiques, comme voir sa famille, ses amis, pour un pique-nique.

Et pour y parvenir, toujours, la litanie : ‘tenir, tenir, tenir’.




(c) Quovidis / JA - infographie : gouvernement.fr


3 Comments


erecoules
May 12, 2020

Tres bel article qui resume bien toutes les contradictions de cette periode

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smandrianony
May 12, 2020

Coucou


Long article qui resume parfaitement ces 2 mois avec ses doutes, ses angoisses et surtout ses espoirs!!

Que de changements de vie à envisager ou pas..et pour combien de temps...

Bravo!


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recoules.f
May 11, 2020

Beau résumé de ces 8 semaines !

Et oui un léger sentiment de liberté ce matin, mais aussi la nostalgie d’un passé ,d’avant confinement quelque part révolu ...

Même si tout n’était pas simple avant, tout se complique à loisir ...

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