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Photo du rédacteurJulie Guinony

Portrait de senior - #1


Bernadette, le goût des autres et de l’ailleurs



Lorsque je l’appelle pendant le deuxième confinement pour lui proposer de faire son portrait sur Quo Vidis, j’ai à peine le temps de prendre de ses nouvelles que déjà ses questions fusent : « Et toi, Julie ? Comment tu t’occupes pendant cette période ? Tu jardines ? Tu te promènes ? Et ton mari ? Et tes enfants, comment vont-ils ? »


Le motif de Bernadette, ce sont les autres. L’époque étant au détricotage des clichés concernant la femme, on se réjouit de constater qu’il est possible d’être à la fois une sexagénaire à l’allure élégante, simple et colorée, et d’arpenter le monde. Car Bernadette, c’est une baroudeuse. « La nature m’a bien dotée, sourit-elle avec humilité. J’ai toujours eu l’esprit curieux. Petite, déjà, je voulais aller dans des pays qui me faisaient rêver, voir comment les gens vivaient ailleurs. »


A vingt ans, elle réalise son premier voyage avec une amie. Destination : la Grèce, avec, pour tout bagage, un sac à dos et un billet de train Metz-Brindisi. Pendant cinq semaines, elles découvrent le pays en auto-stop. Pour la jeune femme, qui faisait alors des études d’anglais, c’est la révélation. « J’étais sûre de recommencer », dit-elle, reconnaissant à l’époque qu’elle n’avait pas peur, l’avantage de la jeunesse et de la naïveté.


Quelques années plus tard, devenue enseignante, elle renouvelle l’expérience et part en Indonésie pour un voyage de deux mois avec un couple d’amis… dont la relation s’effiloche au fil du séjour. Fatiguée par les tensions, Bernadette prend la tangente. Son itinérance en solo l’amène à vivre des expériences inédites : « J’ai vécu une semaine dans une famille Batak, une ethnie du nord de Sumatra, se remémore-t-elle. Ce qui ne me serait jamais arrivé si j’étais restée avec mes amis ! »

Elle apprend aussi beaucoup des galères de voyage, comme en Inde, où elle se fait voler tous ses papiers. « Même en plein désarroi, j’ai rencontré des gens supers ! »


Quand elle rencontre son mari, elle a une trentaine d’années, beaucoup de voyages en bandoulière, et un séjour de deux ans aux Etats-Unis, près de Chicago, où elle a fait un master de littérature comparée et enseigné à l’université. Avec leurs deux filles, ils partent aussi en famille, mais un peu différemment.


Depuis qu’elle est à la retraite, elle a repris un rythme soutenu : une fois par an, elle met les voiles.

Il y a cinq ans, elle se rend en Patagonie, la terre de feu. Une destination motivée par la fascination qu’elle ressent, petite, pour les découvertes de Magellan. Pendant cinq jours et cinq nuits, elle navigue sur le détroit. « La nuit, la lune brillait, il n’y avait que notre petit bateau sur l’eau. C’était superbe, décrit-elle. Ça a été une expérience extraordinaire, j’avais le sentiment d’être transportée ailleurs, comme un rêve que je vivais. »


Il y a un an et demi, elle part sur la route de la soie. Avec le confinement, forcément, ses envies de découverte sont freinées. « Les voyages me manquent énormément, soupire-t-elle, alors de temps en temps, j’en refais un dans ma tête. » Elle appelle aussi une amie avec qui elle a voyagé et ensemble, elles évoquent les souvenirs qu’elles ont partagés.



Voyages culturels


Grande lectrie, Bernadette a toujours un roman à conseiller.

Atteint par la maladie pendant plusieurs années, son mari s’est éteint il y a quatre ans. Ses deux filles vivent à Paris. Même confinée, même sans voyage, la vie de Bernadette semble riche, en mouvement constant.

Férue de culture, elle fréquente en temps normal les musées, profitant de ses visites à Paris pour découvrir les dernières expositions. Elle va beaucoup au théâtre, aussi. Seul moment où elle ressent la solitude : le soir, au moment du dîner. « Le repas, c’est le partage, la convivialité. Manger seule à table, c’est très dur », avoue-t-elle.


Alors elle contourne la situation en allumant la télévision. Sans abonnement aucun pour un bouquet de chaînes privées, elle reconnaît que les bons films lui manquent, elle qui se rend régulièrement au cinéma. Mais les émissions comme « C dans l’air » ou « C’est à vous » satisfont sa curiosité. Elle a aussi regardé la série documentaire sur De Gaulle, qu’elle a trouvé passionnante. « On a découvert des choses que l’on ne connaissait pas, l’homme qu’il était dans l’intimité familiale, et son attachement à sa petite fille trisomique. »


Le matin, elle prend son temps. « La première chose que j’ai faite en arrivant à la retraite, ça a été de poser ma montre, s’amuse celle qui devait être tous les jours au lycée pour 8 h, et enchaîner ses cours à l’heure. Je prends mon petit-déjeuner en lisant et en écoutant la radio. C’est un moment de la journée que j’aime beaucoup. Si, en plus, un rayon de soleil filtre dans la maison, c’est super. »


Grande lectrice, elle dévore les romans, en a toujours un en cours, un autre d’avance, un troisième à vous conseiller. Elle n’achète pas beaucoup la presse, sauf lorsque sa fille spécialiste des questions d’éducation au Parisien ‘fait la Une’. Mais quand Télérama, magazine culturel de référence, arrive dans sa boîte aux lettres, elle lit un article, puis un autre, et un autre encore… « La matinée se termine et je suis toujours là à lire. C’est un luxe de ne pas avoir de contraintes ! »



En attendant le vaccin, balades dans la campagne et appels vidéo avec les petits-enfants


Ses journées s’écoulent aussi beaucoup dehors. Il y a le jardinage, qu’elle adore, et ces longues promenades d’une dizaine de kilomètres, qu’elle fait avec une amie, bonne marcheuse elle aussi, plusieurs fois par semaine.

« J’ai la chance d’habiter près de Metz, tout en bénéficiant d’une belle campagne pleine de sentiers », explique-t-elle. Le risque de croiser du monde étant faible, elle s’est vite octroyé le droit d’élargir le périmètre du kilomètre pendant les confinements. Son amie n’habitant pas près de chez elle, elle a marché seule. Enfin presque : entre les bords de la Moselle où se posent parfois des hérons, et les ânes qui peuplent la campagne, elle a vu quelques habitants.


La Moselle et ses habitants.

Prudente sans vivre dans la peur, Bernadette fait tout pour minimiser le risque de contamination. « Dans mon cas, ce serait compliqué », confie-t-elle. Dans l’un de ses poumons se logent des nodules cancéreux. Pour éviter une chirurgie trop invalidante, le parti pris du professeur est de surveiller leur évolution régulièrement.


« C’est comme une épée de Damoclès, confie-t-elle. A chaque contrôle, c’est terrible. Le jour où je dois aller passer l’examen, j’ai suis très angoissée. S’il n’y a pas d’évolution, c’est champagne ! »

Elle qui se surprend à vivre presque normalement dit aussi qu’elle ne peut pas oublier cette présence maligne. « Ma joie est ternie ; je ne me sens plus jamais sereine, plus aussi libre qu’avant. Mais je ne m’empêche pas de faire des projets, de faire ce que j’aime. »


Il y a quelques années, elle a tout de même du se faire opérer. Elle éprouve de la reconnaissance pour ses filles qui ont alors cherché les meilleurs spécialistes, lui évitant une opération trop mutilante, fait des pieds et des mains lors de son hospitalisation pour lui obtenir un ventilateur en pleine canicule, l’ont accompagnée pour chacune de ses démarches. « Je leur fais totalement confiance ; elles font partie des ‘gens biens’, elles sont bien dans leurs vies. »


La dernière fois qu’elle les a vues, avec leurs familles respectives, c’était l’été dernier. « Mes enfants et mes petits-enfants me manquent, bien sûr, mais je ne suis pas la seule dans ce cas, relativise-t-elle. Je prévois de me faire vacciner pour que nous puissions nous voir sereinement ! »


En attendant, elle appelle en vidéo ses petits-enfants tous les mercredis. « C’est déjà bien de les voir bouger, j’ai l’impression d’être avec eux, dit-elle. Andréas, qui a sept ans, est très bavard ; on peut parler presqu’une heure ! Quand il doit me passer son frère, c’est la bagarre. Et Lola, ma petite-fille, me raconte sa vie elle aussi ; elle est marrante. »



Transmettre ses valeurs


L’ancienne prof d’anglais a d’abord enseigné au collège puis au lycée, avant d’intégrer un BTS de secrétaire trilingue et de secrétaire de direction, où elle a travaillé pendant vingt ans, jusqu’à sa retraite.

« J’ai beaucoup aimé mon métier, beaucoup apprécié mes élèves et mes étudiants. Enseigner aujourd’hui est plus difficile, » déplore-t-elle.


Quand elle voit comment sa fille aînée, elle aussi prof d’anglais à l’université, a exercé pendant le premier confinement, ou l’impact du manque de sociabilisation sur ses petits-enfants lors de la fermeture des écoles, elle reconnaît qu’elle n’aurait pas aimé travailler dans ces conditions.

Pour elle, « enseigner, c’est un acte direct, un échange, de la répartie ! ».


L’ancienne pédagogue est toujours en contact, des années plus tard, avec une de ses anciennes promos de BTS, « des femmes qui ont ton âge à peu près, maintenant ». En temps normal, elles se réunissent un soir dans l’année au restaurant et pour elle, c’est toujours un plaisir de les revoir.


En cours, on l’imagine vive, dynamique, impliquée, à la bonne distance. « Quand on est prof, on a une influence sur ses élèves, admet-elle. J’ai toujours tâché de leur transmettre mes valeurs, celles que j’ai transmises à mes enfants : ne pas user d’artifice, respecter les autres, être vrai, sincère. »


Elle a suscité la vocation d’enseigner l’anglais chez une de ses élèves, qu’elle a eue pendant toute sa scolarité au collège. La jeune femme a ensuite intégré le BTS où elle enseignait. « Lorsque j’ai pris ma retraite, elle m’a écrit un petit mot plein d’humour qui disait : ‘Je vous aurai poursuivie toute ma vie’ ».



La liberté de créer


Quand l'eau et les pigments n'en font qu'à leur tête.

Ce qu’on comprend lorsqu’on l’interviewe, c’est que Bernadette n’a jamais cessé d’être libre. Depuis dix ans, elle fait de l’aquarelle. Elle ne peint ni marines, ni compositions : pas de figuratif dans ses créations. L’opération est très sensorielle : les feuilles de papier prennent un bain, puis elle ajoute des pigments et laisse faire sa main. « L’eau n’en fait qu’à sa tête, les pigments fusent de tous les côtés, raconte-t-elle. Des formes émergent. C’est un moment de liberté totale, qui stimule l’imagination. »


Si, au départ, elle a pris des cours de dessin académique, elle participe depuis trois ans à un atelier ou chacun vient avec ses pinceaux et dessine ce qui l’inspire. Elle est une des rares participantes à avoir choisi l’abstrait. « Je n’aime pas être dirigée, justifie-t-elle. J’ose, j’y vais, j’accepte de ne pas maîtriser ce que je fais, au risque que ce soit raté ! »


Lorsqu’elle peint, elle dit tout oublier. « L’aquarelle me fait un bien fou. La créativité, l’action, c’est ce qui nous aide à garder l’équilibre, surtout dans ces périodes perturbées. »

Depuis des mois, les ateliers, dont elle adore l’atmosphère bon enfant, sont suspendus, alors elle peint seule, même si elle trouve cela très différent. Ce qui lui manque, surtout, ce sont les échanges avec les autres. « J’aime bien avoir le regard d’une autre personne sur ce que je fais, explique-t-elle. Chacun voit dans les peintures des choses différentes ; ça sollicite l’imaginaire. »


Sous sa spatule de peintre, les tableaux se créent, explosions de couleurs vives et de formes opulentes qui évoquent le cœur d’une fleur, un nuage au bord de l’orage, une montagne japonisante ou une mer agitée, comme des voyages intérieurs, ou l’ailleurs.


Les amis de l’atelier, les rencontres, le cinéma, les voyages, Bernadette sait que tout cela reviendra. « Tu sais, Julie, l’homme, c’est partout le même. Le plus important, c’est le respect. »


En attendant, elle cultive le goût des autres et son envie de partir à leur rencontre, parce que « le virus du voyage, c’est un bon virus, il est super ! ».





(c) Quovidis / BB

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